Sémiologie et couleur (2/2)

Dans la première partie de cet article (1/2), nous avons vu qu’il était légitime de s’intéresser au passage du signifiant chromatique aux signifiés possibles, donc du plan de l’expression à celui du contenu.

C’est ce que nous allons examiner.

Sémiose : le passage du signifiant au signifié

Le deuil est noir en Europe, mais blanc au Japon : il n’y a pas à démontrer la prégnance du lien sémiotique qu’est la culture sur le signifié d’une couleur au sein d’une population, d’un pays ou d’un continent.

Par ailleurs, nous fonctionnons beaucoup vis-à-vis des couleurs par association d’idées MAV [R.533]. Par exemple sur le paramètre de la teinte : le jaune renvoie au soleil, le bleu à l’eau, le vert au règne végétal : il apparaît bien un signifié mémorisé, par exemple issu de notre expérience du monde. Ce lien correspond au sens archétypal des couleurs, quasiment universel.

Ce lien entre signifiant et signifié (sémiose ou sémiosis) est a priori de type métaphorique, i.e. relatif à une caractéristique de l’objet signifié : le soleil est jaune, l’eau est bleue, la flamme est rouge … .

A y regarder de plus près, cet a priori est insoutenable globalement : si le vert est bien la teinte générale de la nature, le soleil est par définition blanc, l’eau est transparente, et la flamme varie de jaune à bleue mais n’est jamais rouge : ces associations sont des symboles plutôt que des métaphores, et cette distinction n’est pas anodine (cf. remarque ci-dessous).

Si l’usage symbolique de la couleur renvoie bien -et c’est un paradoxe apparent- à un mode de signification plastique GRM [R.1153], l’usage métaphorique d’une couleur relève plutôt du signe iconique. Mais attention : une même couleur peut très bien être utilisée symboliquement dans un visuel et métaphoriquement dans un autre, par exemple le blanc est symbolique de la pureté et métonymique de la neige.

Quelques remarques :

  1. Cette association, ce passage d’une couleur à un élément de notre environnement est largement inconscient : personne ne se dit intérieurement en voyant du jaune : « tiens! ça me fait penser au soleil ». JFR [R.482]. Cette distinction de perception : consciente vs inconsciente mériterait un approfondissement, par exemple pour savoir s’il y a un lien avec la visibilité ou la mémorisation. Nous verrons dans un prochain article qu’un tel lien existe bien.

  2. La distinction plastique / iconique renvoie à la discussion symbole / métaphore. Une métaphore (iconique) qui remplit sa fonction s’impose impérativement au spectateur, là où le symbole restera une suggestion facultative qui laisse le spectateur libre MJY.2 [R.1598]. Ce choix influe donc sur l’intention du concepteur du visuel vis-à-vis de sa cible. Ce peut être ainsi l’origine possible de la désaffection du monde de la publicité pour le symbole, insuffisamment directif.

  3. Lorsqu’une couleur est prise pour elle-même, i.e. je vois du jaune et je ne ressens pas d’émotion liée par exemple à l’évocation du soleil matinal -si tant est que ce soit possible-, ceci relève de ce qui est parfois appelé un iconisme primaire TCE [1729], au sens au toute couleur ne ressemble qu’à elle-même -rappelons qu’un signe est qualifié d’iconique lorsqu’il est analogue à un existant mémorisé appelé référent. C’est exactement l’inverse du signe symbolique, dont le signifié n’a aucune analogie visuelle avec lui.

Du point de vue des signifiés …

Quelques exemples de signifiés « génériques » de chacun des trois paramètres :

de la teinte :
Un contraste faible dans une paire donne une impression de vague, doux, terne GRM [R.1176].
A l’inverse, la dominance d’une teinte dans une paire est ressentie comme dynamique ou force GRM/Wright&Rainwater [R.1175].

de la saturation :
Une couleur saturée engendre des signifiés de gaieté, force, intensité, concentration TCE [R.1314] GRM [R.1182][R.1183], en quelque sorte par métaphore : la saturation interpelle le regard.

de la luminance :
Là encore le contraste de luminance est ressentie comme étant chic, ou harmonieux GRM [R.1177].

Modes de signification et mémorisation

La saturation signifie essentiellement suivant deux modes : émotionnel et thymique (relatif à l’humeur) MCS [R.1691]. Le contraste de teinte signifie surtout sur le mode émotionnel MCS [R.1690]. Considérer la façon dont la couleur nous atteint est important en terme de mémorisation, donc de marketing ; ce sera le sujet d’un prochain article.

Ainsi la mémorisation la plus durable est émotionnelle AKN [R.1650], probablement en ce qu’elle interpelle la profondeur de l’inconscient. La pauvreté du vocabulaire dont nous disposons pour parler de nos émotions en est un indice, à tout le moins d’un point de vue physiologique puisque le ‘siège’ des émotions tourne autour de l’amydale et de l’hippocampe, zones les plus enfouies du cerveau.

Perception de la couleur

Visibilité vs identification

Le fait que la couleur résulte surtout d’un effet de surface est important car il se trouve que la couleur est prédominante pour la visibilité d’un objet MCS [R.1633] ALP [R.1722], mais pas pour son identification MBT [R.1496][R.1522] GRM [R.1156] qui relève plus de la forme et en particulier des contours.

Délai de perception

La détection d’une couleur, comme le confirment les recherches en imagerie IRM, est bien plus rapide ALP [R.1722][R.1724] et plus inconsciente que l’identification d’une forme, bien que ces deux tâches soient largement parallélisées d’un point de vue neurologique.

Ceci pourrait s’expliquer par le caractère presque inné de notre connaissance des couleurs du monde qui nous entoure, cet expérience s’acquérant dès les tout premiers mois de vie : le mot ‘ancrage’ n’a jamais plus de force qu’ici. Une autre explication plausible est que dans la nature, la couleur est un signe distinctif capital de ce qui est comestible ou non, dangereux ou non.

Relief

En outre, la couleur et le jeu de ses paramètres sont sources de perception du relief ou de la profondeur :

– par contraste de teinte, on sait par exemple que l’oeil physiologiquement perçoit le rouge devant le bleu FBN [R.148] INR [R.406], ainsi que d’autres effets optiques FSN [R.1555],
– par contraste de saturation : une teinte saturée est vue en devant la même teinte dégradée FSN [R.1556]
– par le jeu de la désaturation progressive, toutes teintes confondues JAT [R.1545] TCE [R.1232] TCE/Itten [R.1234],
– par gradient d’éclairement et donc de luminance JAT [R.1540] MCS [R.1705], ou bien par le jeu d’ombres TCE [R.1229], mais ici graphismes et géométrie entrent en jeu.

Dimension

La dimension perçue d’un lieu ou d’un objet est fonction de sa couleur ou d’un contraste de couleur YMD [R.303] DBE [R.489].

Sensorialité

La température perçue dans un lieu fermé diffère selon sa teinte, et ceci de plusieurs degrés entre teintes chaudes et froides : CRI [R.424] MCS [R.1667] GRM [R.1180] MDE[R.206].

Le choix chromatique influence aussi la sensation de pesanteur d’un objet HFG [R.439].

Sociologique

Hommes et femmes ont globalement les mêmes préférences FBN [R.147], mais les femmes utiliseront plus les couleurs et plus saturées que les hommes PMN [R.278] YMD/Glamorgan [R.977] CRI [R.430].

De là peut-être ces deux mondes distincts que sont modes féminine et masculine. S’il s’agit d’un code d’attirance sexuel, force est de constater que ce jeu est à l’opposé de la nature, où le mâle est en général plus coloré pour attirer la femelle.

Effet psychologique

La perception et l’interprétation d’un stimulus chromatique produit une activité cervicale FSN [R.1553]. Jung a associé la définition de chacun de ses profils psychologiques à une couleur GRM/Jung [R.1181]. L’effet psychologique est aussi reconnu en ergonomie EGN [R.448]. Une entreprise de conseil en management a poussé la recherche beaucoup plus loin :

La Société RBS-Management

Cette entreprise, en collaboration avec la Société canadienne GORCOP, propose une série de tests psychométriques, récemment récompensés par 3 prix de l’innovation, reposant en grande partie sur une grille de couleurs (RODER5). Pour autant, la méthode développée n’enferme aucunement un individu dans un schéma étroit (de type ‘les gens qui aiment le vert aiment la nature’) comme nous le retrouvons dans la structure des tests généralement utilisés mais (début de citation) « sur une dynamique d’inter-projection mémorielle utilisant ici la couleur comme un simple support émotionnel.

Cette méthode permet, par recoupement d’informations, d’étudier les cercles de la personnalité, sur la base de matrices comportementales étalonnées et validées de manière rigoureuse dans des environnements culturels et professionnels très différents.Elle donne la possibilité de mieux accompagner les Ressources Humaines de l’entreprise, d’améliorer sa communication, de mieux orienter ses plans de formation, de mieux structurer son organisation, de valoriser sa synergie relationnelle et managériale. » (fin de citation).

Nous sommes là à cent lieues des tests qui fleurissent à la veille des vacances d’été. Il est intéressant de souligner le lien établi : couleur ↔ émotion ↔ comportement FBN/Goldstein [R.140]. Il confirme l’idée selon laquelle il faut impérativement imaginer tous les signifiés possibles d’une couleur sur le plan émotionnel, plan primordial.

La taille du groupe concerné par une caractérisation psychologique est certainement très variable, selon ce que l’on cherche comme résultat : de quelques individus à l’échelle d’une entreprise, jusqu’à celle d’un continent pour une couleur culturelle (la couleur du deuil, par exemple). Raison peut-être aussi pour laquelle certains comme GRY préfèrent parler de paires de couleurs.

Effet physiologique

Au-delà du débat sur l’aspect objectif ou non de la signification des couleurs, nous sommes physiologiquement sensibles à l’exposition, donc à la perception de la couleur. MCS [R.1668].

Au-delà aussi des sensations provoquées par la couleur et évoquées précedemment (température, pesanteur), la couleur a des effets sur le rythme cardiaque, la digestion, le stockage d’énergie MCS [R.1674].

Notre perception du temps serait également modifiée : il passerait plus vite lorsque nous ne sommes stimulés visuellement que par des couleurs dites froides FBN [R.134]. Ce qui peut se concevoir par extrapolation aux limites : lorsque nous dormons (le sommeil n’est rendu possible que par absence de stimulation), nous perdons la notion du temps.

Enfin, chez l’animal, ont été observés des différences notables de croissance de certains organes selon la couleur de la lumière environnante. Les testicules du canard quadruplent de poids sous lumière orangée par rapport à une lumière bleue INR [R.410]. La croissance du tétard est favorisée par la lumière bleue, à l’inverse de la croissance des animaux terrestres que le bleu ou le vert perturbe alors que le rouge la favorise DBK [R.1745].

Chez les mammifères, la lumière rouge orangée stimule l’hypophyse DBK [R.1746].

En guise de conclusion …

La couleur est définie par trois paramètres : teinte, saturation, luminance, auxquels il faudrait ajouter : contraste et brillance. Sa détection est très rapide, avant celle de la forme et du mouvement.

Les effets psychologiques et physiologiques de la couleur sont explorés depuis longtemps et aujourd’hui largement reconnus par tous les milieux professionnels concernés par son usage : marketing, publicité, … .

Chaque couleur (teinte) correspond à un ensemble cohérent de signifiés pour un groupe d’individus, ou établissant des affinités entre eux.

La couleur est capable de signifier sur le plan émotionnel, facteur essentiel de la mémorisation.

Elle influence notre perception du relief , de la dimension et du poids des objets, et potentiellement aussi notre mesure du temps qui s’écoule. Elle modifie notre sensation de température ambiante.

Enfin la couleur possède aussi une dimension sociologique, entre hommes et femmes et entre milieux sociaux.

La couleur a donc un rôle fondamental, en grande partie codé ; c’est donc un outil primordial de communication visuelle.

Lire le détail des pages des références bibliographiques : Références Sémio&Couleur .

2 réflexions sur “Sémiologie et couleur (2/2)”

  1. Merci pour cet article très clair. On pourra ajouter que la couleur active le cerveau droit et le système limbique, d’où son impacte émotionnel. A mettre peut-être en relation avec le travail de Damasio sur les liens entre l’émotionnel et le raisonnement.

    Par ailleurs, là où les choses se complique, c’est dans l’utilisation de plusieurs couleurs à la fois! D’où l’intérêt de bien connaître la peinture et les écrits des peintres, surtout ceux pour qui la couleur représente l’enjeu principal.

    1. Bonjour et merci pour votre réaction.
      J’ignorais que la couleur activait cerveau droit et système limbique ; ça m’intéresse d’autant plus que j’écris et vais bientôt publier un article sur la mémorisation visuelle, c’est un sujet plein de méandres et je vais contacter un pôle de rechercher en psycho cognitive pour affiner. J’ai lu effectivement Damasio, il considère effectivement qu’émotions primaires ET secondaires relèvent essentiellement d’un processus inconscient ; avez-vous d’autres sources à me conseiller sur la perception de la couleur spécifiquement ?
      D’accord avec vous que la polychromie, c’est compliqué. Il y a un américain, George Romey, qui a travaillé sur un énorme corpus d’analyses de rêves, qui aime parler aussi de couleurs associées.
      Bien cordialement,
      Yves Mermilliod – 06 20 63 81 23

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